Rhum de Grenade, aller au fond de la bouteille

Pourquoi un rhum de Grenade développe-t-il ce profil aromatique ? Remontons de la bouteille à la canne pour le comprendre.

Vous avez déjà fait une belle balade aux Caraïbes ! Entre vos dégustations, vos lectures et vos échanges avec votre caviste, vous avez découvert les rhums de bon nombre d’îles de la région. Les Grandes Antilles, bien sûr : Cuba, Hispaniola (Haïti et la République Dominicaine), la Jamaïque et Porto Rico. Mais aussi de plus petites îles, avec la Guadeloupe, Sainte-Lucie, la Martinique ou encore la Barbade.

Vous en comprenez les typicités majeures et les raisons pour lesquelles, tel ou tel rhum possède tel ou tel profil. Le sentiment de devoir accompli vous étreindrait presque.

Lorsque, lors d’une de vos visites chez vendeur spécialisé, vous lui faites part de votre impression, il vous arrête net et vous demande comment vont vos chevilles et votre melon.

« Même si l’on ne parlait que des rhums produits aux Antilles, vous êtes encore loin de tout connaitre. Par exemple, avez-vous déjà dégusté des rhums de Grenade ? »

Il vous laisse pantois.

Vous ne savez plus trop comment mais vous voilà de retour chez vous, deux bouteilles dans votre musette.

Quelques mots vous reviennent : jus de canne, sirop et mélasse, musée vivant et distillerie la plus moderne au monde.

 

Ah, et il vous revient son injonction de terminer par la bouteille à l’étiquette vintage.

Deux verres tulipe prêts, vous y versez deux centilitres de chaque rhum blanc ; vous ne savez pas lequel des deux exhale un parfum aussi entêtant mais la pièce commence à sentir fort et bon.

Qu’à cela ne tienne, vous mettez le nez dans le premier. Expressif, vous pensez que c’est celui-ci qui embaume la pièce.

Ce qui passe par vos narines vous fait pencher du côté jus de canne mais une facette métallique, voire marine vous laisse perplexe. D’une certaine manière, il vous évoque un clairin haïtien.

 

Le point de départ de la production du distillat qui se trouve dans votre verre est bien le jus de canne fraichement pressé. Cependant son intensité, ainsi que sa facette cuivrée, proviennent de la distillation, mais chaque chose en son temps.

Une fois les cannes coupées puis pressées, il est temps de mettre le jus à fermenter afin d’obtenir alcool et arômes. Contrairement à ce que vous auriez pu croire, cette étape est ici relativement courte (entre 24 et 36 heures), thermorégulée et menée à l’aide d’une levure industrielle (spécialement créée).

Intéressant de voir comme avec des paramètres très différents (la fermentation des clairins est tout sauf courte et contrôlée), des parallèles gustatifs peuvent être faits entre deux alcools de canne.

À noter que – contrairement à toutes les autres distilleries de ma connaissance – ici les cuves de fermentation sont à l’horizontale, ce qui aurait pour effet de moins mettre sous tension les levures durant leur dur labeur.

J’en profite pour remercier les levures de par le monde, sans lesquelles, point d’alcool à se mettre sous le palais.

 

Place à la distillation. Cette dernière est effectuée sur un potstill à double retort (oui, comme certains rhums de Jamaïque), c’est de là que les notes métalliques et marines surgiront. C’est d’ailleurs un point commun à beaucoup de purs jus distillés de façon discontinue, où qu’ils soient faits dans le monde.

 

Une réduction jusqu’à atteindre 50 %, et voilà votre rhum prêt.

Il faut mentionner que la distillerie dont est issu ce rhum – Renegade – a plusieurs particularités :

  • Elle a été créée ex-nihilo à la fin des années 2010
  • Très moderne, les préoccupations environnementales sont au centre des opérations
  • Elle ne travaille que le jus de canne (6 variétés de canne à sucre, récoltées et fermentées/distillées séparément)
  • Elle travaille par parcelle, le jus de chacune d’entre elles étant traité isolément afin de mettre en lumière le terroir

Vous vous demandez honnêtement comment le second rhum pourrait surpasser l’intensité du premier, naïf que vous êtes.

Une fois le second verre approché de votre nez, vous ne vous posez plus cette question.

 

Aussi dur à imaginer que ce soit, vous venez de monter un cran en termes de puissance (aromatique et alcoolique). Il vous évoque à la fois un rhum pur jus et un rhum high ester jamaïcain, le tout à un pourcentage frôlant l’explosion. La bouche puissance, suave et fruitée, devient plus « lourde » en fin de dégustation.

 

 

Félicitations, vous venez de vous frotter à un rhum légendaire, le River Antoine !

Plusieurs spécificités dans l’élaboration de cette eau-de-vie expliquent son profil si particulier et exubérant.

La matière première employée n’est ni du jus de canne, ni de la mélasse. Sorte de produit intermédiaire, c’est du sirop de canne qui est mis à fermenter.

Il est obtenu par évaporation et concentration du jus fraichement pressé dans une série de grands récipients de métal (anciennement en cuivre). À l’issue des six heures nécessaires pour mener à bien cette opération, le sirop de canne (similaire au sirop de batterie des Antilles Françaises) est prêt.

L’ajout d’un peu de mélasse (importée de Trinidad) permet de faire monter le brix au niveau requis.

La fermentation de ce sirop (parfois appelé miel de canne dans d’autres pays) peut alors débuter. Elle se fait dans des cuves en béton à l’air libre.

Une bonne semaine sera nécessaire aux levures sauvages pour transformer le sucre en alcool. Les cuves ne sont jamais nettoyées, favorisant la présence de bactéries, qui auront, elles aussi, un impact sur la création d’arômes.

La distillation (évidemment discontinue) se fait sur deux alambics à double retort (oui, ici aussi), et le degré de coulage se situe aux alentours des 75-80 %.

 Non, la méthode n’a pour ainsi dire pas changé depuis plusieurs siècles.

Jamais mis en vieillissement, ce rhum « sauvage » existe sous deux formats.

À 69 %, pour les touristes qui souhaitent rapporter une bouteille à la maison. En effet le degré de l’originale est de 75 % (l’autre version, qui existe toujours sur place), mais la limite pour être transporté en avion est apparemment de 69 %.

Certaines personnes dont la santé mentale est questionnable (j’en fait partie) s’en servent pour élaborer des daïquiris explosifs.

Voilà, grâce à ce grand écart, vous savez maintenant ce que l’île de Grenade a à offrir en termes de rhum : beaucoup de caractère !

Enfin presque, puisqu’il faut savoir qu’il existe une troisième distillerie sur l’île : Grenada Distillers. Y est travaillée la mélasse (importée de Guyane Anglaise) et la distillation se fait sur colonne.

Cependant, en France, on ne trouve pour ainsi dire pas les rhums qui y sont produits, à commencer par la marque officielle de la distillerie : Clarke’s Court.

Ah et parfois, chez des embouteilleurs indépendants, on trouve encore des rhums qui viennent d’une distillerie fermée : Westerhall.

Aller, je m’arrête là, sinon ça va se finir en bouquin.

Laurent Cuvier

Alias “L’homme à la poussette”, dégustateur, auteur, blogueur

Laurent Cuvier est tombé amoureux des distillats issus de canne à sucre il y a plus de dix ans. Journaliste indépendant, blogueur, dégustateur, podcasteur, juré et voyageur du rhum (visites de distilleries en Asie, dans les Caraïbes, en Europe ou encore aux États-Unis), il n’a de cesse de perfectionner son expertise en la matière et de la partager.