TEAM RFP : Bonjour Philippe Jugé. Vous êtes, depuis quelques années déjà, le fier représentant de Mana’o en France. Reprenons l’histoire depuis le début : comment vous, plutôt spécialiste du whisky, avez découvert leur rhum et avez décidé de les importer et distribuer en France ?
Philippe : C’est un ami commun qui m’a mis en contact avec Fabrice Baffou, le doux-dingue à l’origine du projet Mana’o en 2013. Il dirige la Brapac, l’un des principaux acteurs de la production et la distribution de vins et spiritueux en Océanie mais on ne connaissait pas. Un jour, il m’appelle pour me parler de son projet un peu fou : retrouver les cannes à sucre ancestrales de Polynésie, sélectionner les variétés pour produire un rhum pur jus, les réimplanter en milieu naturel et sur différentes îles et atolls et produire un rhum pur jus de canne et 100% polynésien.
J’ai rigolé et je lui ai proposé qu’on en reparle dans 10 ans. (sourire) On est resté en contact, bien sûr, et la première fois qu’on s’est rencontré en vrai à Paris, en 2015, il avait un échantillon du tout premier Mana’o Tahiti. Grosse claque. Je connais bien le whisky mais je n’étais pas totalement novice côté rhum… (sourire) Et pour moi, ce rhum pur jus était le chainon manquant entre Neisson et les clairins. Une aromatique folle sur la canne à sucre et un peu de volatile. Une vraie douceur en bouche avec cette finale un peu menthol et réglisse. À la minute, j’étais Ok pour apporter ma pierre à l’édifice. J’ai commencé par m’improviser agent en 2016 avant de confier le bébé à Guillaume Botté (le Chat & Co) en 2017. Et puis quand les volumes sont devenus plus importants, on a décidé de créer Free Spirits Distribution fin 2018.
TEAM RFP : Quelle est la particularité de Mana’o, et plus largement, des rhums de Polynésie ?
Philippe : Mana’o a été le premier rhum pur jus de canne de Polynésie. Et en 2015, c’était aussi le premier et seul rhum certifié bio au monde. Il a fallu partir d’une feuille blanche, from scratch. Mana’o s’appuie sur l’utilisation d’au moins 30% de variétés ancestrales de canne à sucre de Polynésie. À l’exception d’une canne sauvage qui a muté naturellement dans la nature, nos variétés sont nobles et non-hybridées. Les rendements sont donc très faibles et aucune canne n’a été améliorée pour pousser bien droite.
Nous avons réimplanté différentes variétés sur différentes îles (terroir volcanique) et atolls (barrière de corail avec un sol calcaire). Aucune récolte n’est identique. Et nos 15 hectares de canne à sucre sont répartis sur trois des cinq archipels de la Polynésie Française, un territoire qui fait la taille de toute l’Europe. Autant dire que le défi logistique est conséquent (sourire)… Toutes les cannes sont donc coupées à la main, broyées le jour même et fermentées sur place.
Les vins de canne sont ensuite acheminés par bateau jusqu’à Tahiti où se trouve la distillerie Mana’o, équipée d’un Holstein de 3 000l. C’est là que tout est distillé à repasse, variété par variété, terroir par terroir. On vient ensuite effectuer une réduction lente d’un degré jour et on laisse maturer plus de six mois Pour les rhums vieillis sous bois, une partie des distillats repartent sur Rangiroa où se trouve le chai de vieillissement.
Mana’o est un rhum vraiment artisanal, avec une production de 50 000 bouteilles par an seulement. On n’a pas de mono variétal car les canne à sucre polynésiennes ont un goût trop puissant mais des parcellaires, comme Rangiroa (sol calcaire) ou Marquises (terroir volcanique) qui proviennent d’un seul et unique terroir.
TEAM RFP : Les rhums de Polynésie pourront bientôt se revendiquer IGP (Indication Géographique Protégée). Quelles sont les perspectives positives à cette reconnaissance pour Mana’o ?
Philippe : Cette reconnaissance en IG Rhum de Polynésie viendra récompenser dix, douze ans d’investissements, de recherches et de développements autour de la canne à sucre, de sa culture sur un mode responsable et durable et ce, pour produire un rhum authentique, essence même de ce que la Polynésie peut produire de meilleur. Il ne faut pas oublier que la Polynésie n’a jamais connu d’agriculture intensive.
Les sols et les eaux sont d’une extraordinaire qualité. Ce sera aussi l’occasion de mettre à l’honneur les cannes ancestrales des Polynésiens, non hybridées, dont la Polynésie est l’un des plus incroyables conservatoires. Pour l’amateur, c’est évidemment un gage de qualité. Et pour l’ensemble de l’industrie rhumière française, un nouveau signe envoyé au monde entier de sa diversité et de sa grande qualité. C’est d’ailleurs pour cela que nous voulions une IG rhum pur jus de canne de Polynésie française. On doit tous se féliciter de cette reconnaissance, confrères antillais et réunionnais compris.
TEAM RFP : Comment une distillerie de Polynésie française peut-elle réussir à s’imposer sur le marché français face aux producteurs des Antilles et de la Réunion déjà bien installés ?
Philippe : C’est évidemment compliqué car avec 10 000 bouteilles seulement disponibles sur le marché métropolitain, Mana’o reste confidentiel comparé aux marques historiques des DOM-TOM. Nous n’avons pas les mêmes moyens, ni les mêmes coûts de production. Et nous ne bénéficions pas de l’abattement de 50% sur les droits d’accises, ce qui entraine un surcoût proche de 12 € pour le consommateur.
On ne se bat pas à armes égales mais qu’importe. Le temps joue pour nous. L’époque aussi puisque Mana’o – au-delà de sa grande qualité – est porteur de sens : variétés ancestrales, certification bio, production artisanale, mise en avant des terroirs et du travail humain. Mana’o, c’est aussi une invitation au rêve et au dépaysement. C’est exactement ce que veut l’amateur d’aujourd’hui : vivre une expérience en pleine conscience. Nous cochons toutes les – bonnes – cases.
TEAM RFP : Mana’o a récemment lancé une gamme qui met en valeur la diversité des terroirs et des variétés indigènes de canne à sucre. Quels sont les produits aujourd’hui commercialisés ? Prévoyez-vous d’étendre la gamme ?
Philippe : La gamme régulière est composé un rhum blanc (50%), d’un rhum élevé sous bois en fût d’armagnac et foudre de cognac (43%), deux rhums assemblés à partir de nos différentes variétés de cannes à sucre récoltées sur nos trois terroirs : Tahiti, angiroa et Tahaa. Notre parcellaire Rangiroa (48,5%) est aussi devenu une référence presque permanente, malgré des petits volumes. On fait aussi vieillir une plus grande quantité de distillat pour pouvoir sortir des rhums vieux. Et nous continuons à replanter de la canne à sucre à Tahiti mais aussi ailleurs. Nous espérons trouver le bon endroit dans les Australes, ce qui ajouterait un quatrième archipel après les Tuamotus (Rangiroa), les Marquises (Nuku Hiva) et la Société (Tahiti, Tahaa).
TEAM RFP : On a également entendu parler d’un rhum vieilli en amphore en édition très limitée. Êtes-vous satisfait du résultat de cette expérience originale ?
Philippe : Je le découvrirais en même temps que tout le monde à Rhum Fest car je n’ai pas encore ouvert la bouteille que nous avons reçue ! Nos amis Polynésiens en sont fans car cela renforce la finesse de la canne to ute : nez fleuri et végétal, bouche gourmande et exotique, grande longueur. L’innovation est au cœur du projet Mana’o depuis le premier jour. Fabrice Baffou, son créateur, est œnologue de formation.
Il ne faut pas oublier qu’il est parti en Polynésie pour aider au développement du domaine Dominique Auroy (5ha de carignan, muscat et italia à Rangiroa), et vinifier les Vins de Tahiti. Variétés et terroirs ont été ses premiers terrains de jeu pour le vin comme pour le rhum. Mana’o lui permet aujourd’hui d’expérimenter côté vieillissement, que ce soit sous bois ou en amphore. Et aujourd’hui, il peut s’appuyer sur une équipe solide emmenée par Marotea Vitrac côté développement, Sébastien Thépenier pour l’œnologie, Manutea Parent côté suivi du projet, Moehei Opuhi pour la com’ et le marketing. On n’est qu’au début de l’aventure.